Description du projet

Nous disons souvent à nos enfants, qu’ils doivent profiter de leur vie pleine d’insouciance et d’innocence, avant de devenir adulte. « La vie facile d’un enfant » est assez caractéristique de l’espèce humaine, mais ne l’est pas pour les espèces animales.

Vous pensez, peut-être, que la vie d’un poisson est ennuyeuse et assez tranquille. Pas le moins du monde ! La vie d’un poisson est semée d’embûches et particulièrement au début de sa vie. Dès leur naissance c’est une vraie course pour la vie !

UN CYCLE DE VIE COMPLEXE

Le cycle de vie le plus répandu dans la faune sous-marine est celui des espèces démersales (vivant à proximité du fond).

Un cycle composé de 5 grandes phases et de 5 stades, de l’adulte à… l’adulte !

Schéma du cycle de vie des poissons côtiers démersaux (Lenfant et al., 2015)

1) Phase de reproduction

La reproduction réalisée par les poissons matures se déroule dans des habitats spécifiques, en pleine eau ou près du fond.

2) Phase de dispersion

Après éclosion, les larves se répandent dans le milieu pélagique (en pleine eau) via un mode de dispersion dit planctonique (qui dérive au gré des courants). Cette phase de dispersion dure en moyenne 30 jours (cas du sar commun Diplodus sargus), ce qui permet la colonisation de nouveaux habitats et un brassage génétique (Lenfant et al., 2015). Selon Selkoe et al. (2006) les larves de poissons de récifs (Paralabrax clathratus, Serranidae) peuvent s’agréger et disperser ensemble sous forme de banc, parfois des bancs de fratries. Cette phase est caractérisée par un taux de mortalité avoisinant les 90% causé par la prédation, le manque de nourriture ou bien des conditions environnementales non adéquates (Lenfant et al., 2015).

3) Phase de colonisation

Les larves vont se diriger frénétiquement vers les côtes sous forme de post-larves, afin de s’installer dans un habitat le plus favorable pour la poursuite du cycle de vie. À ce moment-là, les post-larves changent de comportements et de régime alimentaire étant donné le changement d’habitat (pélagique à côtier). Cette phase est caractérisée également par une mortalité aux alentours de 80-95% en quelques jours (Doherty et al., 2004).

4) Phase d’installation

Dès l’installation des post-larves sur un habitat côtier favorable, elles deviennent des juvéniles. La plupart des espèces mesurent autour de 10mm ; c’est le cas d’espèces dites « rocheuses » comme le sar commun, le sar à museau pointu, la girelle paon, le mérou brun, etc. (Mercader et al., 2018). De nouveau, ces juvéniles vont subir un taux de mortalité autour de 90% causé essentiellement par la prédation, la compétition intra-spécifique (au sein d’une même espèce) et inter-spécifique (entre espèces) pour l’habitat et la nourriture (Lenfant et al., 2015). C’est ici que la fonction d’habitat nurserie est essentielle.

5) Phase de recrutement

Selon Lenfant et al. (2015), les juvéniles vont se développer dans ces zones de nurserie jusqu’à atteindre, en quelques mois, la taille refuge où le taux de mortalité va fortement diminuer. Effectivement, un prédateur se nourrit de proies présentant une taille inférieure à sa bouche. Ensuite ces juvéniles de taille plus importante, vont passer des mois à quelques années dans leur environnement avant de rejoindre celui des adultes. Voici un recrutement de nouveaux individus qui pourront se reproduire après atteinte de la maturité sexuelle.

Assez dangereux comme vie pour devenir un poisson adulte, poisson qui sera consommé par des prédateurs marins ou par nous-même (pêche artisanale, pêche sous-marine, surpêche, etc.). Le poisson qui cuit dans votre four, est le survivant de près d’un lot d’un million d’œufs environ. Donc vous consommez un poisson de grand cru !

UNE CRECHE POUR POISSONS : LA NURSERIE

Pour rappel, la phase d’installation se fait dans des zones que l’on nomme « nurserie » (francisation du mot anglais « nursery »).

Un habitat est défini comme tel s’il remplit plus qu’un autre habitat les quatre critères suivants (Beck et al., 2001) :

  • accueillir une forte densité en juvéniles,
  • présenter une source de nourriture variée et adaptée,
  • protéger contre les prédateurs,
  • permettre une migration vers les zones où résident les adultes (assurer la connectivité).

Dessins humoristiques résumant les quatre critères d’une zone de nurserie selon Beck et al. (2001) ©Camille Devissi

Cette notion de nurserie a été abordée par Gunter dans les années 60 avec le crabe bleu de la côte atlantique des Etats-Unis (Beck et al., 2001). Deegan (1993) a conceptualisé cette notion de nurserie, par l’exemple des estuaires où des espèces migrent vers ces zones en tant que larves, accroissant ainsi la biomasse locale, et finissent par un déplacement vers le large. Depuis, de nombreuses études ont été entreprises afin de comprendre le cycle de vie des espèces, l’utilisation spatiale et comportementale des nurseries, les pressions qui s’exercent sur ces zones, pourquoi certaines zones et pas d’autres, etc.

Il en découle que l’installation des juvéniles dépend fortement des facteurs environnementaux rencontrés dans la zone : la profondeur, la pente, le type de substrat, la couverture biotique (faune et flore locales), les micro-courants locaux, ainsi que des courants transporteurs de larves (Harmelin-Vivien et al., 1995). En général, l’installation se réalise dans des zones peu profondes avec des pentes « lentes », alors que les côtes abruptes sont plutôt colonisées par les adultes (jeunes et matures).

Les nurseries se rencontrent dans les petits fonds côtiers, entre 0 et 10 m de profondeur, principalement les fonds rocheux, les herbiers de posidonie (Vassallo et al., 2013) et les fonds sableux des lagunes (Pastor et al., 2013).

Photographies de différentes zones de nurserie : A) herbier de Posidonia oceanica et B) fonds rocheux.

Si vous êtes friands de « snorkelling », en journée vous pourrez les observer dans la colonne d’eau à quelques mètres de leurs refuges, en conquête de nourriture (plancton, faunes fixes, herbiers, algues, etc), et ils retourneront activement dans leurs refuges en cas de danger (Holbrook et Schmitt, 2002). Nous pouvons les observer principalement en été, étant donné que la plupart des espèces sont nées entre l’hiver et le printemps.

D’après Lenfant et al. (2015), « une même zone peut être considérée comme une nurserie toute l’année si l’on observe des successions d’espèces : c’est le cas pour les sparidés du genre Diplodus (sars) qui se succèdent du printemps à l’hiver, limitant ainsi les compétitions inter-spécifiques ». La limitation des compétitions intra et inter-spécifiques s’effectue par un changement d’utilisation de l’habitat, par exemple des migrations verticales par le sar à tête noire (Diplodus vulgaris) ou horizontales par le sar commun (Diplodus sargus) (Ventura et al., 2015). Les espèces peuvent changer d’habitat nurserie pendant leur cycle de vie :

  • les larves de girelle paon de Hardwicke (Thalassoma hardwicke) sont attirées premièrement par les macro-algues, et après métamorphose, les juvéniles (âgés de 3 semaines) se dirigent vers les zones à corail vivant (Lecchini et al., 2007) ;
  • les larves de rouget-barbet à trois selles (Parupeneus multifasciatus) effectuent trois changements d’habitat en deux semaines avant d’intégrer la population de juvéniles (McCormick et Makey, 1997) ;
  • les larves de demoiselle (Pomacentrus amboinensis) s’installent directement dans les populations adultes (McCormick et Makey, 1997).

L’installation peut dépendre également de la présence de congénères dans l’habitat, par conséquent les larves adaptent leurs comportements (Lecchini, 2005) :

  • stratégie où l’installation se fait directement dans l’habitat benthique des juvéniles et adoptant les mêmes comportements que ces derniers (ex : demoiselle bleu-vert – Chromis viridis), celle-ci est la plus répandue ;
  • stratégie où l’installation se fait directement dans l’habitat benthique des juvéniles mais n’adoptant pas les mêmes comportements que ces derniers (ex : vivaneau queue noire – Lutjanus fulvus) ;
  • stratégie avec la présence d’un habitat intermédiaire avant l’installation définitive et les larves adoptent déjà les mêmes comportements que les juvéniles (ex : perroquet à six bandes – Apogon frenatus) ;
  • stratégie avec la présence d’un habitat intermédiaire avant l’installation définitive et les larves n’adoptant pas les mêmes comportements que les juvéniles (ex : murènes – Gymnothorax sp.).

L’abondance des juvéniles dépend plus de la prédation que du manque de nourriture, alors qu’à ce stade-ci ils ont besoin de ressources pour atteindre la taille refuge (Houde, 1987). Les juvéniles pourraient reconnaître leurs prédateurs, et « peuvent » par conséquence adapter leur temps et leur taux de nourrissage. La prédation a donc pour effet de modifier leur comportement (Connell, 1998). Selon Piko et Szedlmayer (2007), les juvéniles de vivaneau rouge (Lutjanus campechanus) seraient influencés par la prédation dans leur choix d’habitat pour se réfugier. La présence d’habitats plus ou moins complexes est donc essentielle pour la survie de ces juvéniles. La complexité de l’habitat peut limiter l’efficacité d’un prédateur et donc améliorer la survie des proies (Anderson, 2001). Il est supposé, également, que les juvéniles présentent un répertoire comportemental assez large et des comportements anti-prédateurs quasiment spécifiques à chaque espèce (D’Anna et al., 2012). De plus ces comportements évolueraient pendant le cycle de vie, c’est ce que l’on nomme les changements ontogéniques (Macpherson, 1998).

COMMENT TROUVER UNE NURSERIE ?

La transition de la forme larvaire à celle de juvénile est marquée par une sélection d’un habitat nurserie, comme annoncé précédemment. Mais comment les larves font elles pour trouver cet « Eldorado » en étant à plusieurs kilomètres de la côte ?

De nombreuses études se sont penchées sur cette énigme à la Sherlock Holmes. Les larves sélectionneraient un habitat en fonction de certains facteurs : la présence d’un substrat favorable (herbiers, algues, roches, sables, etc), ou bien via la présence de congénères ainsi que d’autres espèces (Holbrook et Schmitt, 2002). Mais comment font-ils pour voir tout cela ? Ils n’ont tout même pas de jumelles à fort grossissement.

Les études scientifiques se sont intéressées à leurs différents sens :

  • la vue pour identifier le type de substrats (girelle-paon de Hardwicke d’après Lecchini et al., 2007) ;
  • l’odorat pour identifier les molécules émises par l’habitat et/ou les espèces présentes (girelle-paon de Hardwicke d’après Lecchini et al., 2007) ;
  • l’ouïe où des espèces récifales (demoiselle Chromis atripectoralis d’après Leis et al., 2002) peuvent distinguer les sons émis par les récifs coralliens des bruits artificiels comme ceux des navires (Holles et al., 2013). Cependant les scientifiques supposent pour l’instant que ces larves ne peuvent pas localiser la source de ces sons, il y aurait seulement une modification de la nage. Bien évidement, ce comportement est perturbé négativement par les bruits anthropiques (Holles et al., 2013; Leis et al., 2002) ;
  • les récepteurs électriques ou magnétiques (thons, saumons et requins, résumé par Kingsford et al., 2002) ;
  • les récepteurs de pression comme ceux de la sole qui répond à des augmentations soudaines de pression (résumé par Kingsford et al., 2002) ;
  • les récepteurs sur la direction et vitesse du courant, par exemple les larves de gobie seraient attirées par le flux de l’eau (résumé par Kingsford et al., 2002).

L’utilité d’une nurserie est bien avérée, et comme il a été vu, il est difficile de généraliser le cycle de vie de jeunes poissons. Cependant, ces zones sont impactées que ce soit par le changement climatique (hausse des températures, changement de salinité, etc.) et par les activités anthropiques. La communauté scientifique est unanime quant à l’impact négatif majeur de la modification et de la suppression des nurseries sur les stocks de poissons (Dahlgren et al., 2006; Francour et al., 2001).

LA FERMETURE PROGRESSIVE DES NURSERIES

La mer Méditerranée est considérée comme un « hot-spot » de biodiversité mais aussi d’activités humaines. Les activités telles que l’urbanisation littorale, le transport maritime et la pêche professionnelle ont occasionné la construction d’infrastructures portuaires ; de plus le climat clément méditerranéen attire les touristes (Lenfant et al., 2015). Par conséquent, des infrastructures côtières ont émergées comme des stations balnéaires, des marinas et des ouvrages de protection du trait de côte. Tout ceci cause une érosion de la biodiversité en Méditerranée qui a été classifiée comme étant l’une des plus inquiétantes mondialement (Coll et al., 2010).

Les pressions régnantes dans ces petits fonds sont : urbanisation du littoral (port, extension sur la mer, etc.), apports de polluants et de déchets par les cours d’eau et les rejets des agglomérations, rejets d’eaux de ballast, introduction d’espèces non locales, pêches, loisirs nautiques, mouillages, etc. La modification du paysage entraîne l’homogénéisation du milieu marin impactant l’abondance des organismes ainsi que la structure des communautés et le fonctionnement des écosystèmes (Brokovich et al., 2006; Fischer et Lindenmayer, 2007). Par exemple, l’introduction d’espèce invasive telle que Caulerpa taxifolia peut perturber l’écosystème original comme la posidonie, or c’est une nurserie (Molenaar et al., 2009). Par conséquent, la modification de la complexité des habitats nurseries cause la diminution de leur qualité, ce qui va impacter le choix d’habitat et la mortalité des juvéniles (Cheminée et al., 2015). La perte de nurserie entraine donc une diminution de la population adulte (Dahlgren et al., 2006; Francour et al., 2001).

L’artificialisation du littoral modifie le trait de côte et peu à peu la fonction de nurserie des zones naturelles est perdue. Cette fonction doit être retrouvée.

L’impact alarmant des microplastiques sur les larves…

Les microplastiques (de 0,2 à 5 mm de diamètre) sont présents dans tous les océans du globe et peuvent y persister jusqu’à 1 000 ans (Fondation Tara Océan, 2019). De plus ils peuvent relarguer des additifs dans l’organisme des espèces qui les ont ingérés, et attirer des polluants sur leur surface.

Selon Mazurais et al. (2015), les larves exposées à des microplastiques voient leur taux de mortalité augmenter à cause d’une obstruction intestinale.

De récentes études ont pu montrer que les microplastiques se rencontrent également sur la surface des plantes marines et des algues : herbe à tortue (Thalassia testudinum) d’après Goss et al. (2018), cymodocée cœur (Cymodocea rotundata) d’après Datu et al. (2019), ainsi que cymodocée à gaine violette (Cymodocea serrulata), herbe à faucille (Thalassia hemprichii), padine et sargasse d’après Seng et al. (2020). Les microfibres et les microbilles se retrouvent coincées sur la surface de ces végétaux par la présence d’épiphytes (organismes vivants sur des végétaux). La majorité des épiphytes est représentée par le groupe des algues calcaires, qui présentent une surface assez rugueuse. Par conséquent les microplastiques se retrouvent coincés sur cette surface, ensuite de nouvelles couches d’algues calcaires se forment par-dessus, séquestrant ces polluants dans l’environnement.

Allez-vous regarder différemment votre machine à laver qui libére des microfibres synthétiques à chaque lavage ? Allez-vous toujours utiliser des exfoliants contenant des microbilles pour la pureté de votre peau ?

UN CHANTIER INNOVANT : LES NURSERIES ARTIFICIELLES

Étonnamment, les juvéniles présentent une certaine plasticité puisqu’ils s’installeraient sur ces structures artificielles (Guidetti, 2004; Le Diréach et al., 2015; Mercader et al., 2018; Pastor et al., 2013; Pister, 2009).

Des projets de restauration ont émergé au fil des années afin de retrouver cette fonction de nurserie. Les premiers récifs artificiels étaient composés de matériaux déchets pour assouvir les besoins de la pêche artisanale (Etats-Unis). En ce qui concerne le Japon, ils ont plutôt utilisé des matériaux non déchets à des fins commerciales (Bohnsack et Sutherland, 1985). Depuis, l’ingénierie écologique et le génie écologique avec l’appui des scientifiques, innovent pour éco-concevoir des récifs artificiels pouvant récupérer au mieux cette fonction de nurserie (Browne et Chapman, 2014; Mercader et al., 2017, 2019; Seaman, 2007; Thierry, 1988). Pendant la conception, il faut réfléchir sur la forme et le matériel du récif, ainsi que la taille, le nombre et la diversité des cavités où les espèces marines vont s’y réfugier (Mercader et al., 2019). Le but est de ne pas créer un habitat concentrateur de juvéniles (Seaman, 2007), mais un habitat qui sera connecté avec les habitats naturels, les aires marines protégées et les structures artificielles.

Exemples de récifs artificiels : A) Biohut® d’Ecocean et B) Module oursin© de Seaboost.

Des projets de restoration par transplantation d’organismes vivants existent sur tout le globe. Ces opérations sont assez délicates car il faut pouvoir trouver ces organismes vivants à transplanter et la manipulation doit fonctionner :

  • transplantation de posidonie sur la Côte d’Azur (Molenaar et Meinesz, 1995);
  • transplantation de coraux sur des structures en Floride (Jaap, 2000) ;
  • transplantation de coraux mous et durs ainsi que des gorgones à Singapour (Ng et al., 2015);
  • transplantation de cystoseire en Italie (Perkol-Finkel et al., 2012).

Il faut avoir en tête qu’un habitat dégradé ne peut pas être récupéré à 100%, étant donné que nous ne connaissons pas tous les paramètres et les procédés biotiques (biologiques) et abiotiques (environnementaux) du milieu. Avant d’appliquer les solutions abordées, il faut pouvoir limiter les pressions, cela passe par des usages raisonnés et une réduction de la pollution en maitrisant les activités humaines (Lenfant et al., 2015). Cela ne sert à rien de vouloir vider une baignoire si le robinet est toujours ouvert !

Les premières phases de vie des poissons sont caractérisées par de fortes mortalités (90%) et la dégradation de leur habitat accentue ce phénomène, donc il faut pouvoir suivre ces évolutions. Pour cela les scientifiques s’appuient sur des techniques d’identification des individus par des marqueurs, des études de dispersion des larves par les courants, des analyses génétiques, et par des comptages in situ.

Sur ce dernier point les citoyens pourront bientôt contribuer avec nous à cet inventaire scientifique grâce aux sciences participatives.

A vos masques, prêts, comptez !

BIBLIOGRAPHIE

Texte et dessins : Camille DEVISSI / NaturDive